L'oiseau qui plantait des arbres
L'oiseau bleu, spécialiste de l'enfouissage de graines, serait à l'origine de la progression nordique des forêts de chêne. Avec le réchauffement du climat, devra-t-il bientôt poursuivre son oeuvre?
Ceux qui ont des mangeoires le savent : comme les écureuils, les geais bleus sont d'infatigables thésauriseurs. Offrez-leur un sac d'arachides et, après en avoir avalé quelques-unes, ils auront tôt fait d'aller enfouir le reste un peu partout sur leur territoire. En forêt, ils font la même chose avec les glands et les faînes de hêtres. Pour un gland mangé, trois de cachés, ont observé des chercheurs américains. Un seul oiseau disperserait ainsi quelques milliers de noix en une saison. C'est faisable, à raison de plusieurs noix par voyage : le geai, explique Michel Gosselin du Musée canadien de la nature, peut stocker des glands dans son oesophage pour les régurgiter sur le terrain de son choix.
Combien de ces fruits, oubliés ou abandonnés là, finiront par donner naissance à de nouveaux arbres? Une proportion infime sans doute, mais suffisamment pour expliquer une partie de la reproduction des arbres. D'autant plus que les oiseaux savent choisir les glands encore comestibles, donc viables, et qu'ils vont souvent les cacher aux lisières des forêts, où la croissance des jeunes plants sera favorisée.
Vite et loin .
Contrairement aux arbres qui produisent des graines légères, relate Michel Gosselin, les chênes et les hêtres ne peuvent pas compter sur le vent pour disséminer leur descendance. Les noix tombent au sol et, à moins d'une intervention extérieure, c'est là qu'elles germeront. Pas question, par exemple, de coloniser un flanc de montagne à partir d'une vallée.
Heureusement, il y a les écureuils et autres petits rongeurs, dont le rôle dans la reproduction des arbres à gros fruits est aussi reconnu. Mais ces mammifères ne transportent jamais leur butin au delà de quelques centaines de mètres. Et cela est insuffisant pour expliquer... la rapidité avec laquelle toutes les espèces de chêne ont agrandi leur territoire vers le nord, lorsque la planète a commencé à se réchauffer après la dernière période glaciaire.
C'est du moins ce que soutiennent deux biologistes américains, dans un article paru en 1989 dans le Journal of Biogeography1 (Oxford). Selon eux, les chênes ont monté au nord aussi rapidement (en 5 000 ans !) que les arbres à graines légères, et cela ne peut être dû qu'au geai bleu. Il n'est pas rare en effet que notre beau piailleur transporte ses fruits à plus de quatre kilomètres avant de les enfouir. Multiplié par le nombre de glands, multiplié par le nombre de geais, cela donne un sacré coup de pouce vert à l'avancée d'une chênaie! Les hêtres aussi ont profité du transport que leur offraient les geais, mais comme ils étaient plus capricieux pour le climat, leur progression a été moins rapide.
Une autre poussée?
Quant aux chênes, ils ont rencontré leur limite de tolérance au froid et ont cessé leur équipée nordique voilà bien longtemps. Même s'il y a des geais en petit nombre dans la forêt coniférienne, ils n'ont pas été capables d'y emporter les feuillus avec eux. Mais si le climat venait à se réchauffer de nouveau... L'effet de serre, cela vous dit quelque chose?
Certaines espèces de chênes devenues mal à l'aise dans la nouvelle chaleur du sud n'attendraient vraisemblablement qu'un autre coup de pouce pour se pousser plus au nord. Dans le cas d'un réchauffement rapide, les écureuils seraient incapables de les aider, selon les deux biologistes américains. Surtout qu'il leur faudrait traverser des grands champs en culture, des autoroutes, des fleuves... Peut-être les geais pourraient-ils alors, une autre fois, prendre la migration des chênes sous leurs ailes. Qui dit que nos Elzéard Bouffier à plumes n'iraient pas planter des arbres chez les Inuits?
Wcarter Johnson et Thompson Webb III (1989). The role of Blue Jays in the postglacial dispersal of fagaceous trees in eastern North-America. Journal of Biogeography 16:561-571