Coup de coeur

Demain, l'arbre sera abattu, puis il sera scié en billes et transporté pendant l'hiver, sur la berge de la rivière voisine.  Il baignera dans l'eau, du printemps à l'automne, pour perdre sa sève.  Ensuite, il sera porté chez les scieurs de long qui le débiteront en madriers.  Puis le bois séchera pendant un an, près de l'étable.  Les années passent..... Augustin Parent vient de fiancer une de ses filles qui désire apporter une armoire en dot, comme c'est la coutume.  Il apprécie beaucoup le travail du cousin de sa femme,

Claude Filliau, maître-menuisier qui tient boutique à Québec, côte de la Canoterie, et à qui il a déjà confié son bois une fois séché pour le faire couper en planches et sécher de nouveau plus à fond dans son hangar.   Le père et la fille vont donc trouver le cousin pour l'armoire de mariage.  Dès leur entrée dans la boutique de maître Filliau, ils admirent l'ordre et la propreté qui règnent partout.  Un compagnon et deux apprentis s'affairent au montage d'un lit à quenouilles.  Un grand nombre d'instruments de travail sont accrochés au mur et sur le côté de l'établi.  Sur un autre mur, on voit, pendant à des clous, des gabarits.   Ce sont, découpés en bois mince, des modèles de pieds de table, de montants de buffets, de dossiers de chaises, d'accoudoirs de fauteuils, etc..  Au fond de l'atelier, on distingue le tour avec sa grande roue et sa courroie de cuir. 

Il y a des planches de différents bois adossées au mur.  D'autres reposent au plafond sur des gaules reliant les poutres.  On voit quelques chevalets, petits et grands, mais la pièce maîtresse de l'atelier est le grand établi, table massive, en merisier très épais, supporté par six robustes pieds.  Dans un coin, la meule de grés pour affiler les fers des outils tranchants.     

Claude Filliau accueille ses cousins, revêtu de son tablier de grosse toile du pays.  Après les salutations d'usage, ils s'accoudent sur un coin de l'établi et la jeune fille explique ce qu'elle veut :  une armoire à deux vantaux, ayant chacun deux panneaux décorés de pointes de diamant.  Le menuisier, tout en faisant un croquis, suggère deux tiroirs, à la base, et trois panneaux sur chaque vantail.  Les pointes de diamant du panneau central seront horizontales.  On discute et l'on s'entend sur le prix.  L'armoire est promise pour le mariage qui aura lieu dans cinq mois.

Claude Filliau, peu après, commence l'armoire.  Il trace d'abord au crayon, à l'aide de poncifs et de gabarits, les différentes pièces de bois qui composent l'armoire.  Ensuite , il débite les bois massifs pour les montants, les planches pour les traverses supérieures, inférieures et latérales, le bois pour les portes et leurs cadres, pour les façades des tiroirs, celui des corniches, les planches des panneaux et enfin, avec du bois de moindre qualité, il prépare les fonds postérieurs, inférieurs et supérieurs qui, le plus souvent, ne sont pas dégrossis sur leurs faces invisibles.

Notre artisan travaille avec beaucoup d'application et de méthode.  Il débite le bois dans le sens du fil, à l'aide de la scie à débiter et de la scie à traverse.  Il le corroie, c'est-à-dire qu'il égalise le bois, lui enlève les reliefs laissés par les scies, puis il le plane au rabot.

Les pièces achevées, Claude Filliau procède avec soin à leur assemblage.  Cette opération délicate consiste à façonner les tenons des traverses et des portes, les mortaises des montants et les chevilles.  Avec l'aide de serre-joints, d'équerre et d'un maillet, le maître menuisier fait un montage temporaire, puis il y trace les profils des moulures, de la corniche, de la ceinture inférieure, des deux pieds antérieurs, ainsi que ceux des moulures des cadres et des panneaux.  À ce stade, l'armoire sera démontée.   Claude Filliau procède maintenant à la gravure des pointes de diamant sur les panneaux des portes et les panneaux latéraux.  Chaque type de moulures est poussé avec un fer spécial.  Ces opérations terminées, le montage définitif a lieu.  Toutes les pièces sont de nouveau assemblés. Les fonds sont encastrés dans les rainures des traverses et des montants et le tout est chevillé.   On place les tablettes.  Enfin, les portes et leurs cadres, qui auront été joints, sont posées avec leurs fiches et leurs entrées de clef.  En dernier lieu, notre habile menuisier, apr`s avoir poncé le meubles soigneusement, en fait la mise en couleur, utilisant une teinture brune, foncée, qu'on applique sur le bois à l'aide de liège et de tampons de laine.

Claude Filliau n'a ménagé ni son temps, ni sa peine.  En plus d'avoir gagné sa vie, il a la satisfaction d'avoir fait un meuble utile et durable.  Il est extraordinaire de constater l'amour du " métier " que les hommes de ce temps avaient dans l'âme.    Malgré la grande insécurité de l'époque, guerres, épidémies, maladies, famines, malgré les difficultés d'adaptation dans un pays encore en friche, ces hommes construisaient leur vie en fonction des siècles.   Claude Filliau a créé un meuble qui peut défier le temps ; le père de la jeune fille a songé, des années d'avance, à couper le bois devant servir à la dot de sa fille qui déjà prépare son avenir....

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