Recette du Moyen Âge

Il faut rappeler que les pigments colorés dont il est question ont, jusqu'au XVIe siècle, été employés simultanément pour fabriquer l'encre, pour la miniature ainsi que pour le panneau peint. En outre, nous n'ignorons pas les méthodes modernes de fabrication des couleurs qui, par commodité, font le plus souvent appel à la chimie.

Toutefois, malgré les efforts ingénieux de nos chimistes et en dépit du fait que ces derniers aient mis au point des couleurs belles et solides, nous sommes obligés de constater que les pigments modernes n'offrent pas le même éclat ni la même puissance que bon nombre de couleurs de jadis. Par exemple, certains bleus très profonds, tels l'indigo, le bleu de tournesol n'ont pas d'équivalents actuels !  Assurément, à tonalité égale, tous les pigments ne réagissent pas de la même façon à la lumière. Nous sommes peut-être ici en complète contradiction avec certaines personnes qui, sous prétexte de modernité, se satisfont de la première peinture venue. Avant de décrire les principaux colorants, sachons que ces derniers se composent de pigments organiques et inorganiques. Les premiers sont obtenus à partir de matières vivantes et se divisent en substances animales (cochenille, noir d'ivoire) et végétales (bleu indigo, tournesol, curcuma). Les pigments inorganiques quant à eux représentent des substances colorantes extraites des minéraux (sulfure de mercure, malachite, lapis-lazuli). Font également partie de ce groupe, les pigments préparés chimiquement, c'est-à-dire de synthèse (outremer français, cobalt).
 
Comment on prépare une eau gommée
L'eau gommée dont l'emploi est constant, notamment dans le broyage des pigment colorés, se prépare à l'aide de gomme arabique ; cette dernière pour belle qu'elle soit, reste toujours chargée d'impuretés dont il faut la débarrasser absolument. Pour cela, vous prenez un morceau d'étoffe de soie ou de mousseline et confectionnez un petit sac dans lequel vous introduisez la gomme à dissoudre, en grains ou en petites pastilles, puis vous suspendez le sac dans un verre que vous aurez préalablement rempli d'eau distillée. Vous laissez reposer jusqu'à la parfaite dissolution de la gomme arabique, vous retirez ensuite le petit sac et transvasez votre gomme liquide dans une bouteille d'où vous la prenez au fur et à mesure de vos besoins. La gomme ainsi dissoute donnera une eau gommée aussi pure que possible, mais aura parfois l'inconvénient de se couvrir de légères moisissures si l'on n'en fait pas un usage quotidien . Pour remédier à cela, il suffit d'ajouter un peu de dextrine, substance que l'on peut se procurer chez les marchands de couleurs ou de produits chimiques. L'eau gommée ne doit pas être utilisée trop épaisse ; c'est très liquide et, par conséquent, très étendue d'eau, qu'on doit en user. À titre d'exemple, on pourrait indiquer qu'avec environ cinquante grammes de gomme liquide épaisse, on peut faire un litre d'eau gommée.

Le cinabre
Le cinabre ou vermillon véritable est une couleur naturelle élaborée à partir du sulfure de mercure . Les anciens Égyptiens l'utilisaient déjà ; on en trouve encore aujourd'hui dans des carrières en Italie. Le cinabre paraît très solide si l'on en juge par l'éclat étonnant que conservent les initiales rouges tracées sur parchemin il y a plus de douze siècles. Ceci constitue une réponse parfaite aux personnes qui ont cru bon d'émettre des doutes quant à la fixité du cinabre à la lumière. Par sa densité et sa noblesse, cette couleur se travaille très agréablement.

L'encre rouge d'après Juan de Yciar
" Prenez un morceau de bois du Brésil et râpez le finement à l'aide d'un morceau de verre, mais n'utilisez surtout pas de couteau ou de râpe métallique, car la couleur risquerait de virer au noir. Mettez les copeaux dans un récipient en verre et pour une part de bois, ajoutez six parts de vin blanc. Le bois doit rester trempé dans le vin durant vingt-quatre heures. Ensuite, chauffez jusqu'à ébullition le liquide et laissez-le réduire d'un tiers. Retirez le récipient du feu, et ajoutez une demi-part d'alun en poudre. Et pour le rendre encore plus fin, ajoutez une demi-part de chaux ou une demi-part de sépia en poudre, ou un peu de cochenille. Enfin, incorporez une demi-part de gomme arabique, bien moulue. Filtrez le tout à travers une étoffe et votre pigment est prêt à l'emploi.".  Le composant principal de ce bois, la braziline, s'oxydant à l'air, produit le colorant braziléine.

Le minium
Le rouge minium dont dérive le mot miniature (du latin miniare) est un oxyde de plomb. Il ne doit pas être confondu avec le cinabre. Les Grecs et les Romains en connaissaient l'existence. D'après Pline, le minium fut découvert à la suite d'un incendie, où, sous l'effet de la chaleur, du blanc de céruse vira au rouge vif. Cette couleur offre une parfaite siccativité.

La cochenille
La cochenille du Mexique se distingue en effet de son homologue européen par sa forme plate et par sa plante nourricière, l'Opuntia coccinellifera, sorte de cactus que les indigènes nomment nopal.   La cochenille a été introduite en Europe par les Espagnols durant la première moitié du XVIe siècle. Son rendement et son pouvoir colorant étant très supérieurs au kermès, le Coccus cacti a rapidement remplacé ce dernier.  Ainsi, l'importation de la cochenille d'Espagne dans le port d'Anvers est attestée dès 1540.  En traitant la cochenille par un procédé similaire à celui du carmin, on obtient à bon compte un colorant rouge vif du meilleur effet.  La femelle, de forme elliptique, et de couleur violacée, peut atteindre 3 mm de longueur. C'est elle qui donne la teinture rouge.

Le rouge carmin ou le kermès
Le mot kermès est d'origine orientale. Il donne cremisi en italien, crimson en anglais et cramoisi en français.  Insecte de 5 à 8 mm de diamètre, parasite du chêne-kermès. La femelle adulte procure le rouge écarlate.  Au Moyen Âge, on appelait également le kermès vermilium, c'est-à-dire petit ver, d'où en français " vermeil " et " vermillon ". On préparait cette couleur à partir des femelles et probablement aussi des larves de l'insecte Kermes vermilio qui vit sur le chêne-kermès (Quercus coccifera). L'insecte adhère aux branches sous forme d'une petite graine rougeâtre de la grosseur d'un pois, qui donne une poudre rouge, soluble dans l'eau. Le colorant ainsi obtenu, dont le principal composant est l'acide carminique, se trouve ensuite incorporé à l'alun. Pour obtenir l'équivalent du rouge vermillon, on le mélange avec du vinaigre ou du citron.

Le vert-de-gris ou vert d'Espagne
Le vert éclatant que l'on retrouve dans de nombreux manuscrits n'est autre que le vert-de-gris obtenu de la façon suivante : prenez une ou plusieurs plaques de cuivre, grattez-les de manière à préparer une surface rugueuse et inégale. Mettez-les ensuite dans un récipient et versez un peu de vinaigre chaud afin que ce dernier puisse attaquer le métal et former au bout de deux semaines le pigment vert en question. Vous pouvez poser ce vert sur papier ou sur parchemin en le mêlant à de la colle ou de la gomme arabique.  Il est également possible de l'encoller à l'œuf, mais dans tous les cas, gardez-vous de jamais l'approcher du blanc de plomb ; ce sont des ennemis mortels ! Si l'on veut obtenir une encre verte plus fluide, il convient de diluer la couleur avec un peu de vinaigre, ou de jus de persil.

La terre verte
La terre verte ou protoxyde de fer est une terre que l'on trouve dans le Nord de l'Italie près de Vérone, et qui permet d'obtenir un pigment très peu couvrant, à la texture savonneuse. Cependant, diverses tonalités de terre, certaines plus jaunes, d'autres plus brunes, ont été classées sous le nom de terre verte. Néanmoins, ce pigment n'a jamais été considéré au Moyen Âge comme une excellente couleur. En effet, sa seule utilisation consistait à préparer la sous-couche, en mélangeant la terre verte à du blanc de céruse.

Le vert malachite
Le vert malachite était très prisé et fort utilisé durant le Moyen Âge.  Cennino Cennini le nomme verde azzurro ce qui signifie vert azur, en raison de sa curieuse propriété de prendre une teinte bleutée. Ceci s'explique probablement par la parenté de ce pigment avec l'azurite, un carbonate de cuivre. En effet, il n'est pas rare de trouver les deux pigments sur le même fragment de roche. Ce vert à la tonalité éclatante doit être posé en couche mince assez diluée. Et dans tous les cas, on évitera de le passer trop épais sous peine de perdre la vivacité de la teinte.  En dernier lieu, on sera très attentif à ne pas tacher ni ses mains ni ses vêtements en raison de l'étonnante ténacité du pigment. Notons que le vert malachite semble fixe à la lumière, mais instable dans les mélanges.

Le bleu d'outremer
Le bleu d'outremer apparaît sans doute comme la plus belle et la plus solide couleur de la palette. Provenant des régions du Levant, l'outremer est ainsi appelé afin de la différencier du bleu de Prusse. Les Égyptiens ont utilisé cette teinte avec fréquence. Vitruve et surtout Pline dans son Histoire Naturelle en ont donné une bonne description. La couleur est extraite du lapis-lazuli, pierre bleu foncé, chargée de petits yeux d'or. Durant le Moyen Âge, le lapis-lazuli était importé d'Afghanistan et monnayé à prix d'or ; les gisements actuels se trouvent encore en Afghanistan et en Sibérie. Cependant, de nos jours, on a cessé de l'utiliser en raison de sa rareté et de son prix prohibitif.  Lapis-lazuli est issu du latin lapis qui signifie pierre et de lagévard, bleu en persan. Jusqu'au XIIe siècle, cette pierre semi-précieuse fut employée telle quelle après avoir été broyée et lavée. Un siècle plus tard, Cennino Cennini nous décrit un procédé de purification plus complexe. Ce dernier consiste à réduire la pierre en poudre et à la mélanger à de la résine, de la cire et du mastic afin de former une pâte malléable que l'on traite ensuite dans un bain de lessive. Le liquide bleu ainsi obtenu constitue la couleur bleu outremer débarrassé de ses impuretés.

Le bleu indigo
La plante exportée d'Orient se distingue en effet par un rendement beaucoup plus important. L'indigotier est une légumineuse papilionacée ; son colorant, surtout contenu dans les feuilles, se présente sous forme d'indican. On l'extrait par macération. Les feuilles sont immergées dans l'eau tiède, et après fermentation cette solution est décantée et oxydée à l'air. Il se forme ainsi un précipité ou une sorte de boue bleue, que l'on porte à ébullition afin de la purifier. On recueille enfin les blocs de couleur d'un bleu-violet foncé. Il existe aujourd'hui dans le commerce une excellente aquarelle indigo sous forme de petits godets, qui reste d'un prix très abordable.

Le bleu de tournesol
Avec l'indigo, le tournesol représente le second grand bleu végétal utilisé par les peintres du Moyen Âge. C'est à proprement parler une invention du Moyen Âge. La plante qui mesure de 10 à 40 centimètres est cultivée en zone méditerranéenne, car elle ne supporte pas les climats rigoureux. Il existe une excellente description du tournesol qui permet d'affirmer que cette plante se trouve actuellement répertoriée sous le nom de Chrozophora tinctoria Juss. Néanmoins, si l'identification paraît certaine, le mode d'extraction du pigment bleu ne semble pas assuré. N'oublions pas que ce dernier a cessé d'être utilisé vers 1800, et la teinte est pratiquement inconnue de nos jours. Ainsi donc certains textes font allusion à une extraction de la substance colorante à partir des graines, pourtant d'autres évoquent la possibilité d'utiliser les différentes parties de la plante. Une fois la maurelle (tournesol des teinturiers) ramassée, il fallait procéder à l'extraction du suc ; or le suc se tirait de la tige en fleur, et non de la graine qui n'était pas encore mûre !   Les maurellaires apportaient alors au moulin les tiges liées en gerbes. Une fois les tiges broyées et réduites en pâte, cette dernière était ensuite pétrie et copieusement arrosée d'urine humaine, puis mise dans des cabas. Ces cabas passés au pressoir permettaient de recueillir le premier jus, qui s'avérait aussi le meilleur et servait à la première opération d'enrichissement des torchons. Ceux-ci étaient ensuite étendus sur du bon fumier de cheval durant une heure environ. Après quoi, on les pliait soigneusement par douzaines, pour former des ballots dans des sacs en toile cousue.  Sachons enfin que le tournesol en milieu acide prend une teinte d'un rouge vineux, en milieu neutre tire sur le violet, et, en milieu alcalin, acquiert cette belle couleur bleue qui possède tant de distinction.

L'azurite ou azur d'Allemagne
L'azurite, connue dès l'Antiquité sous le nom de pierre d'Arménie, était très utilisée en peinture à partir du XIIe siècle. Cette couleur noble et naturelle est un oxyde de cobalt vitreux, combiné avec la potasse, la silice et l'oxyde d'arsenic. Les artistes de la Renaissance l'ont beaucoup employée. Il convient cependant de mettre en garde l'utilisateur à propos du broyage. En effet, l'azurite trop finement broyée donne une couleur bleu pâle assez peu prisée. Si le pigment se compose de particules plus grosses, d'autant plus foncée et éclatante sera la couleur. D'autre part, plusieurs couches sont parfois nécessaires afin d'obtenir un bleu solide, mais le résultat s'avère souvent magnifique. De nos jours, les bleus de cobalt sont utilisés à la place de l'azurite ; or ces derniers sont d'invention récente. Le bleu de cobalt en particulier se fabrique actuellement à partir de phosphate de cobalt ; sa siccativité reste très satisfaisante et sa fixité à la lumière parfaite. On peut se procurer le bleu de cobalt sous forme de pigment en poudre. Pour le poser, il convient de le broyer à l'eau gommée ou au blanc d'œuf. En ce qui concerne l'azurite, on peut également l'acquérir sous forme de poudre, mais son prix est presque prohibitif.

Le blanc de céruse et le blanc d'argent
Le procédé traditionnel de fabrication de la céruse consiste à exposer des lamelles de plomb à l'action conjointe de vinaigre et de fumier animal. Après quelques semaines, il se forme sur le plomb un corps blanc, composé de cristaux microscopiques : c'est le blanc de céruse. La méthode moderne qui permet d'obtenir ce pigment semble beaucoup plus aisée ; elle utilise avantageusement l'action de l'acide acétique et du gaz carbonique. Le blanc d'argent, qui de nos jours semble d'un usage plus courant, demeure très proche de la céruse. Ces deux couleurs se différencient néanmoins par leur composition. Le blanc d'argent est un carbonate de plomb neutre, la céruse un hydrocarbonate de plomb basique. Elles ont cependant en commun leur extrême toxicité. Il convient en particulier de prendre garde à l'inhalation de carbonate de plomb en poudre.  Les artistes du Moyen Âge ont su exploiter les qualités exceptionnelles de ce blanc très opaque et couvrant, qui leur permettait de tracer des motifs d'une grande finesse en un seul coup de pinceau.

Le noir de vigne et le noir de fumée
Parmi les pigment noirs obtenus à partir du charbon de bois, le noir de vigne semble être celui que les peintres avaient le plus en estime. On le retrouve dans les recettes sous le nom de nigrum optimum, le meilleur des noirs. Le noir de cep de vigne carbonisé est surtout apprécié en raison des gris bleus très froids qu'il permet d'obtenir. Le noir de fumée, quant à lui, trouve avant tout son emploi dans le tracé, grâce à sa texture extrêmement fine. Il n'est cependant pas considéré comme un bon pigment pour la peinture, car il s'avère un peu gras et donne un aspect boueux aux mélanges. Le procédé de fabrication de ce noir demeure assez simple : il consiste à tenir une surface froide au-dessus d'une chandelle, et à recueillir le pigment noir que la flamme a déposé sur la plaque. Toutefois, pour l'excellence du noir, veillez à n'utiliser que des bougies en cire d'abeille, jamais en paraffine.


Jean-Paul Lécuyer dit lecujean

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